Depuis plus d’un an, le football européen est rythmé par le Covid. Entre arrêt des compétitions, jauge dans les stades et report de rencontre, le ballon rond vit l’une de ses périodes les plus compliquées des dernières décennies. Mais un aspect en particulier change totalement la donne entre le football d’aujourd’hui et celui de début 2019 : les supporters. Privés de stade depuis le début de la pandémie, leur absence se fait ressentir à tous les échelons. Du carré vert jusqu’à la recette des clubs. Sans eux, c’est toute une partie du spectacle qui n’est plus présente. Sans eux, les joueurs ne ressentent plus cet avantage à jouer à domicile. Mais surtout pour eux, c’est un rendez-vous de tous les week-ends qui a soudainement disparu.
« Aujourd’hui quand vous venez dans un local de supporters, c’est la déprime. Personne n’a le moral. D’habitude, on se rassemble ici plusieurs fois par semaine. Avant les matchs, le lendemain des matchs. Depuis 1 an on a perdu tout ce lien social. Et le plus dur je pense que c’est pour les jeunes. Nous les plus anciens, même si ça nous fait mal, on a quand même vécu plus de choses. Les minots eux, ont l’impression de passer à côté de quelque chose », témoigne Didier Rabahaie *, dirigeant d’un groupe de supporters à Marseille. Depuis le 15 mars 2020, date du premier confinement en France, aucun stade de foot, ni de sport en général n’a fait le plein dans l’hexagone. Après l’arrêt brutal de la saison 2019/2020, les supporters n’ont pas pu non plus assister aux rencontres en 2020/2021, la faute aux jauges imposées dans les enceintes sportives ou pire, au huis clos.
Un an et demi que les supporters vivent donc sans leur rendez-vous hebdomadaire au stade. Mais plus que les 90 minutes à chanter dans le stade, c’était surtout un rendez-vous social, des retrouvailles et des moments de partage comme l’explique Alexis *, un abonné du Vélodrome. « Avant, chaque semaine j’attendais le match avec impatience. Je savais que j’allais au Vélodrome avant pour boire des cafés avec des collègues de bon matin. Après souvent on mangeait ensemble, on buvait des coups en se racontant tout et n’importe quoi. Avant d’aller dans les tribunes, on se retrouve souvent sur le parvis, à l’entrée du Vélodrome pour chanter et se mettre dans l’ambiance. Assister à un match ce n’est pas que prendre le métro, arriver 10 minutes avant le coup d’envoi, et repartir juste après.»
Une situation de manque chez les supporters
Aujourd’hui les supporters ont perdu cette habitude. Nicolas Hourcade, sociologue et professeur agrégé de sciences sociales à l’École centrale de Lyon, spécialiste des supporters, estime que ces derniers sont frustrés. « Pour ceux qui allaient au stade, c’est un changement radical de la consommation du sport. Ils sont frustrés.La frustration est de fait très forte pour ceux qui allaient tous les week-ends au stade, parce qu’aller au stade c’est avoir un lien avec le club, avec les gens avec lesquels on y va, mais aussi ceux qu’on retrouve. Aller au stade, c’est trouver une ambiance, de la convivialité, etc. Pour ceux qui étaient abonnés, la frustration est très grande. Le fait d’être privé de cette pratique sur une très longue durée, certains le vivent assez mal. Il existe une sorte de manque.»
Cette situation a contraint l’ensemble des amoureux du ballon rond à se contenter de la diffusion télévisée pour suivre leurs équipes favorites. Mais là aussi l’expérience n’est plus la même qu’avant. « Quand j’étais plus jeune, j’étais abonné au Vélodrome. Mais ces dernières années, j’avais pris l’habitude de regarder les matchs à la télé. Je suis passionné de foot, mais cette saison j’ai eu énormément de mal à regarder les matchs. Je ne prenais plus autant de plaisir qu’avant et ça, je pense que c’est dû à l’absence des supporters dans les tribunes », regrette Thierry Kleuro *. Une fois de plus cette situation est explicable d’après Nicolas Hourcade. « Ces dernières années, le sport, et peut-être un petit peu plus le foot, renvoyait une image de ferveur. On voyait des vidéos, de chant, de tifos, d’ambiances qui tournaient partout sur les réseaux. Et ça malgré tout, ça fait partie d’un match. Alors que lorsque l’on est devant sa télé et qu’on n’entend rien à part le sifflet de l’arbitre, on ne se reconnaît plus dans l’expérience que l’on vivait avant », avance le sociologue avant de poursuivre. « Ce souci a notamment été soulevé par l’entreprise Mediapro, l’ancien diffuseur de la Ligue 1, lorsqu’elle a refusé de payer les droits TV. Elle estimait que l’offre actuelle ne correspondait pas lorsque les stades étaient vides. Cela prouve bien à quel point la présence des supporters est essentielle dans les tribunes.»
Une présence tellement importante que dès lors qu’un à huis clos était prononcé, une bande sonore résonnait dans les travées des stades concernées. Elory Humez était aux manettes de l’ambiance du Vélodrome toute la saison, selon lui, cette solution de substitution est nécessaire. « On voit bien que les matchs où il n’y a pas de son, ils sont nuls. Quand il y en a, on se prend au jeu. Quelque part, ça montre que le foot est un spectacle et que sans les supporters, ça ne marche pas. Malgré tout ce que l’on peut faire techniquement, on ne remplacera jamais 65 000 spectateurs comme ça. Mais ça permet de ne pas avoir un stade mort.»
Comme au Vélodrome, en France ou même à l’étranger de nombreux clubs ont utilisé ce système de bande sonore. Contrairement aux idées reçues, cette bande sonore n’a pas vocation à satisfaire les diffuseurs, ou les consommateurs de foot devant leur télévision. Elle est surtout là, pour les joueurs d’après Elory Humez. « Au Vélodrome, elle est diffusée depuis les deux virages, nord et sud, au niveau des cages. On l’a installé à cette place-là pour une raison bien spécifique. C’est parce qu’elle est faite pour être entendue sur le terrain par les joueurs, pas forcément dans les tribunes. On s’est rendu compte que ça impactait les joueurs qu’il y ait une bande sonore avec d’anciens chants plutôt qu’il n’y ait aucun bruit.»
L’impact de l’absence des supporters sur les joueurs
Depuis le départ des supporters des stades de football, une autre question revient régulièrement. Celle de l’impact sportif de cette absence sur les équipes. Le treizième homme est souvent mis en avant quand il est question de football. Le public est considéré comme un facteur important qui joue largement sur l’issue des matchs. L’avantage de jouer à domicile est souvent mis en avant. Plusieurs études scientifiques prouvent que les équipes sont plus performantes sportivement lorsqu’elles jouent dans leur propre stade et qu’elles sont entourées de leurs supporters. Le rôle du public n’est qu’un facteur de cette idée, mais reste important.
Avec l’apparition du Covid, les joueurs ont pu être impactés par l’absence de leurs supporters. C’est ce que pense le sociologue Nicolas Hourcade, « il y a eu beaucoup de témoignages de joueurs, tous sports confondus, sur le fait que c’était très étrange de jouer sans supporter. Il n’y a plus de lien avec le public et c’est donc plus dur de trouver de la motivation avant les rencontres ». La question de la motivation des joueurs est centrale dans ce contexte. Pour Chloé Leprince, psychologue du Sport, il est pourtant impossible de dresser un constat général. « Il n’y a pas de vérité d’équipes. Au niveau de l’état d’esprit, c’est sûr que rentrer dans un stade vide ne provoque pas le même sentiment qu’un stade plein pour tous les joueurs. Ce qui ressort, c’est une différence au niveau de l’engagement physique et psychologique, mais là encore, tout dépend des individus».
Dans une interview du vidéaste Jason Chicandier, l’ancien international français Sidney Govou a exprimé son point de vue sur la question. « Il y a des joueurs qui ont la capacité de se motiver naturellement et il y en a d’autres qui se nourrissent du public. Quand on regarde du football anglais aujourd’hui, on voit bien que certains joueurs, certaines équipes n’y sont pas du tout parce qu’il n’y a pas de spectateur. Je n’aimerais pas être joueur actuellement et devoir jouer dans ces conditions-là.» Des propos qui font écho à ce qu’avance Chloé Leprince au sujet des différents individus.
En décembre 2020, l’international gabonais Denis Bouanga et attaquant de Saint-Etienne raconte ses déboires dans une interview pour le magazine Onze Mondial. « Que je sois bon ou mauvais, je préfère jouer avec les supporters. Ça te pousse à être meilleur sur le terrain. Grâce à eux, on aurait sûrement accroché le nul face à Nice ou même gagné des matchs qu’on a perdus. Sans supporters c’est dur ». Valentin Rongier, milieu de terrain de l’Olympique Marseille est du même avis et l’a fait savoir en conférence de presse. « Ce n’est pas une excuse pour notre jeu, mais à mon avis, la situation aurait été largement différente si les supporters avaient été là en Ligue des Champions.»
A l’inverse, comme l’a expliqué Chloé Leprince, d’autres joueurs ne ressentent pas l’impact de l’absence des supporters. Jonathan Gouvre * a joué plusieurs matchs en National. Pour lui, l’absence de supporter n’est qu’un détail.« A notre niveau, on a moins de supporters que la Ligue 1 donc c’est moins frappant. Mais moi en général je suis dans ma bulle », explique-t-il. « Forcément qu’il y a une différence quand les supporters ne sont pas là pour nous pousser, mais personnellement je fais abstraction de ce qui se passe en dehors du terrain et c’est mieux comme ça ». Une façon de penser qui semble être partagée par certains de ses coéquipiers. « J’ai discuté de ça avec plusieurs coéquipiers et on est nombreux à penser de la même façon. En match de Coupe de France, pas mal de fans viennent nous voir au stade. On apprécie, mais ce n’est qu’un détail. Le fait qu’il y ait des supporters ou non ne change pas notre envie de se donner à fond sur le terrain.» Un constat qui rejoint l’idée de Chloé Leprince selon laquelle chaque joueur ressent cette absence différemment. Mais qui contraste avec le ressenti d’une partie des supporters. « Je me souviens de certains matchs dans lesquels les supporters ont vraiment influencé une rencontre. Et c’est normal, quand tu te retrouves poussé par plus de 60 000 personnes, tu as obligatoirement un second souffle ou de l’énergie en plus qui te pousse à te surpasser. Quand deux virages chantent en cœur, tu ne peux pas rester insensible. C’est pour ça aussi que les joueurs arrangent les supporters quand il y a des actions chaudes. Ils ont besoin de nous parce que mine de rien on a la possibilité de faire changer les choses indirectement », explique Alexis *.
Un impact sportif moins important qu’attendu ?
Le ressenti des joueurs est donc variable, mais rien ne prouve que l’absence de public ait joué sur les résultats des matchs. Il est difficile d’établir clairement si le départ des supporters des stades de football a pu impacter la saison d’une manière ou d’une autre. Des chercheurs se sont pourtant penchés sur le sujet et ont essayé de mesurer cet impact. Dans une étude publiée le 31 mars 2021 dans la revue scientifique Plos One, ils ont constaté que l’effet de l’absence des supporters était moins important que ce que l’on pourrait croire.
Dans cette étude, les chercheurs de l’Université de Cologne (Allemand) ont comparé plus de 1 000 matchs joués sans supporters avec 35 000 autres matchs ayant accueilli des supporters dans les stades. Ils ont mené cette étude dans six pays et dix ligues différentes. Fabian Wunderlich, l’un des directeurs de cette étude, a expliqué les résultats obtenus en commençant par les matchs avec des supporters. « Sur les 10 dernières saisons, avec du public, les équipes jouant à domicile ont gagné 45 matchs sur 100, les équipes jouant à l’extérieur 28 sur 100, et les 27 autres étaient des matchs nuls. ». Des résultats très proches de ceux relevés pour les matchs sans public. « Pendant la pandémie, les équipes à domicile ont gagné 43 matchs sur 100, celles jouant à l’extérieur 32, et il y a eu match nul dans 25 cas sur 100 ». Au vu de ces résultats, les chercheurs ont jugé que la baisse était trop faible pour être considérée comme fiable statistiquement. Le hasard a pu jouer un rôle et il est impossible d’affirmer de façon certaine que l’absence de public ait joué un rôle.
Plusieurs autres facteurs intéressants ressortent de cette étude. Dans les matchs sans public, les chercheurs ont constaté une forte baisse du nombre de tirs et de tirs cadrés de la part des équipes à domicile. Sans leurs supporters dans le stade, les joueurs semblent donc beaucoup moins tentés à l’idée de tirer au but. Les joueurs ne sont d’ailleurs pas les seuls à être impactés par cette situation. Les chercheurs ont constaté que lors des matchs avec du public, les équipes à domicile ont reçu moins de sanctions disciplinaires que les équipes à l’extérieur. Cela peut s’expliquer par la réaction de la foule comme indicateur de la gravité des fautes. Dans un stade avec plusieurs dizaines de milliers de supporters, les arbitres semblent donc impactés par le public au niveau des décisions. Avec le départ des supporters, les équipes à l’extérieur ont moins été sanctionnées avec moins de fautes sifflées, moins de cartons jaunes, mais aussi moins de cartons rouges.
Malgré les déclarations de certains joueurs dans la presse, il semble donc que l’absence des supporters n’impacte pas significativement l’issue des matchs. Pour Chloé Leprince, il est encore trop tôt pour avancer des affirmations scientifiques sur ce sujet. « Pour le moment, on n’a pas assez de recul, mais il est possible que dans plusieurs années, des études scientifiques sortent pour voir comment les clubs et les joueurs se sont adaptés à cette situation.»
* Nom modifié pour l’anonymat
Pour aller plus loin : Le « supportérisme » dans le football en Europe