Pour une entreprise de l’économie sociale et solidaire, s’étendre et se diversifier peut s’avérer périlleux et entraîner certaines dérives. Le fait de passer à une échelle économique plus large peut amener à la perte des valeurs sociales et solidaires.
Grandir veut forcément dire changer, évoluer, mûrir. Pour une entreprise, c’est somme toute la même chose, en grandissant son identité va se métamorphoser, ses valeurs aussi. L’économie sociale et solidaire (ESS) est faite de règles qui lui sont propres comme le rappelle le ministère de l’Économie au travers de son portail economie.gouv.fr: la personne et l’objet social priment sur le capital, avec une gestion démocratique, une lucrativité limitée ainsi qu’une gestion autonome et indépendante. Les fondements de cette économie peuvent malheureusement passer à l’as quand l’entreprise voit plus grand. C’est le cas de Blablacar. Cette société française créée en 2004, est aujourd’hui le leader mondial du covoiturage. Elle propose des trajets partagés. Un conducteur met à disposition contre de l’argent des places disponibles dans sa voiture lorsqu’il doit faire un trajet. Cela permet aux personnes n’ayant pas les moyens de prendre le train et n’ayant pas de voiture de pouvoir voyager à des prix forts intéressants. À sa création, Blablacar qui s’appelle alors tout simplement covoiturage.fr, est une association, avec beaucoup de valeurs louables. Elle rentre à part entière dans l’économie sociale et solidaire. La plateforme crée donc du lien social en mettant des personnes en relation, en affirmant une certaine manière de promouvoir l’écologie et surtout en offrant une utilisation gratuite du site, les échange d’argent se faisant en liquide entre conducteurs et passagers.
Tout cela a bien changé. Aujourd’hui Blablacar est une « start-up Licorn », ce sobriquet venant du fait que sa valorisation dépasse le milliard de dollars. La société prend près de 20% sur chaque trajet. Plus le trajet vaut cher, plus le pourcentage est dégressif. Elle a un monopole quasi-mondial et ses valeurs originales peinent à perdurer. Le lien social existe encore, la volonté écologique aussi, mais au vu des actions de l’entreprise, ce ne sont plus ses principales préoccupations. Voilà typiquement un exemple de changement d’échelle qui a réussi, mais qui, pour cela, elle a dû sacrifier ses valeurs sur l’autel de la rentabilité. Pour atteindre cette échelle économique mondiale, l’économie sociale et solidaire est assez vite sortie des plans de Blablacar.
De ses débuts en tant qu’association à l’état actuel de start-up licorne, Blablacar oublie les valeurs du partage sans profit, qui ont depuis quelques années été remplacées par la rentabilité. Cela n’est pas un mal en soit, mais montre une vraie problématique. Grossir, pour une entreprise de l’économie sociale et solidaire, veut souvent dire perdre ses valeurs.
Pour aborder le changement d’échelle, il convient tout d’abord d’en définir les contours. Il faut reprendre la description de Joseph Fontaine et de Patrick Hassenteufel, dans To change or not to change, publié en 2002 aux éditions Presses Universitaires de Rennes : “Le changement d’échelle décrit un processus et non un état.” Ce processus se retrouve dans l’augmentation du nombre de structures d’utilité sociale sur l’ensemble du territoire. L’objectif est de développer les entités de l’Économie Sociale et Solidaire de manière à consolider leurs activités existantes. Pour Hervé Defalvard, maître de conférences à l’Université de Marne-la-Vallée, le problème est assez récent : “ Le changement d’échelle dans les entreprises sociales date en réalité de la Loi Hamon de 2014. C’est tout l’enjeu de cette loi : structurer le changement d’échelle pour les sociétés de l’ESS.”
Un contexte plus fort que le concept
Avant 2014, le cadre n’était pas fixe et les règles non établies, chacun pouvait jouer selon ses volontés. Pourtant, les contours avaient été dessinés par des structures comme le Labo de l’ESS ou encore l’AVISE. Respectivement la “boîte à idée” et “la boîte à outils” de l’ESS, selon la déléguée générale du think-thank : le Labo de l’ESS.
Depuis le 31 juillet 2014, les parlementaires ont adopté la loi relative à l’économie sociale et solidaire, appelée “Loi Hamon” puisqu’elle fut à l’initiative de l’ancien ministre délégué à l’ESS et à la consommation. Maintenant, un cadre juridique sécurise les modalités de fonctionnement des acteurs et des entreprises de l’ESS dans leurs relations avec les collectivités locales. La loi cherche essentiellement à créer un maillage territorial autour des nombreux acteurs publics et privés qui composent cette économie. Elle veut avant tout à éviter une centralisation qui tuerait de fait l’ESS. Pour Françoise Bernon, déléguée générale du Labo de l’ESS : “C’est une loi que tout le monde nous envie, elle a été co-construite avec l’ensemble des acteurs, même si des articles posent encore problème”. Pourtant, même si la loi répond à des “enjeux importants”, elle comprend encore des “lignes pas très claires, notamment sur les lignes de financement”. Les fondations sont donc posées, grâce à cette loi, mais le changement d’échelle dans les structures sociales et solidaires est encore lent et compliqué. Il comporte des risques, notamment ce changement de taille qui pourrait amener à ce que la loi cherche à éviter : la centralisation.
Changer d’échelle ne veut pas forcément dire grossir en un éclair. Selon Prunelle Gorget, responsable du pôle consolidation et changement d’échelle à l’AVISE, il faut procéder lentement et voir petit sur le long terme pour réussir son changement d’échelle. “Le changement d’échelle peut être petit au départ, mais c’est déjà une ambition”, il réclame de la patience, mais également une cohérence dans le projet. Prunelle Gorget met en garde les entrepreneurs sociaux : “Il faut se poser la question de la cohérence de son envie de changer d’échelle avec le projet qu’on a créé. Se demander quel va être l’impact du changement d’échelle. C’est s’assurer que sa vision, ses missions et ses valeurs de départ vont perdurer, peut-être se transformer, mais en tout cas rester au cœur du projet.” Une étude parue en 2015, menée par Social Entreprise UK, montre que 93% des entreprises de l’économie sociale et solidaire ont pris des précautions pour changer d’échelle. Sur ces entreprises, 21% avait attiré des investisseurs extérieurs. Cette étude rapportée par l’association AVISE en collaboration avec la Commission européenne et l’OCDE ne précise pas si ces entreprises ont conservé leurs valeurs sociales. Et c’est bien là le problème.
Les entreprises de l’ESS sont également appelées structures d’utilité sociale, ou entreprises sociales. Ces structures prennent différentes formes. De l’association à l’entreprise, l’objectif pour ces dernières est l’impact social. Dans une logique de changement d’échelle, la maximisation de l’impact social doit être la principale motivation de ces sociétés. C’est le cas de la Ressourcerie du Spectacle, une association loi 1901 ayant pour but de récupérer du matériel de spectacle vivant afin de le réparer et de le réutiliser pour l’organisation de concerts. Bobby, son fondateur, explique leur motivation principale : “Notre économie tient sur le fait qu’on n’a pas d’achat. L’investissement est dans la réparation et donc la main d’œuvre. On a commencé avec des bénévoles qui sont devenus stagiaires, puis salariés.” Bobby nous livre un exemple classique d’impact social, contrairement aux entreprises conventionnelles qui, lors d’un changement d’échelle, cherchent à réaliser une économie d’échelle et donc à réduire les coûts de production. Une économie d’échelle dans le modèle capitaliste libéral signifie, en d’autres termes, une réduction des prix de production qui engage alors une augmentation de la production de biens matériels et donc une maximisation des profits.
La taille de la structure est également à prendre en compte pour aborder la question du changement d’échelle. D’après les chiffres du ministère de l’économie, les Petites et Moyennes Entreprises (PME) représentent en 2015, 99.9% des entreprises en France. Pour Prunelle Gorget, voir petit n’est pas péjoratif “D’une part, c’est l’histoire économique de la France, il y a une grande majorité des entreprises qui sont des PME aujourd’hui. Cela donne l’impression que l’ESS n’est faite que de petites structures alors que l’ensemble de l’économie française est faite de petites structures globalement.” Pourtant des entreprises qui commencent petit et qui finissent par grossir au point de perdre leurs valeurs existent, le phénomène n’est pas légion, mais reste intrinsèque à l’ESS. Une coopérative comme Biocoop était à la base une petite coopérative régionale et a fini par concurrencer Carrefour.
Biocoop, un cas d’école
La problématique du changement d’échelle s’adresse, dans la finalité aux grosses structures. Les magasins Biocoop sont aujourd’hui plus de 550 en France. Ils sont en réalité des franchises qui utilisent le “nom de marque” Biocoop. Théo1, un employé de Biocoop, revient sur le fonctionnement de l’entreprise : “Toutes les décisions viennent de la structure politique de Biocoop, après comme les magasins sont indépendants, ils font ce qu’ils veulent. La seule obligation pour eux, c’est de respecter la charte”. Cette charte reprend par exemple “le respect critères sociaux et écologiques exigeants”, que les magasins soient “des lieux d’échange et de sensibilisation pour une consom’action responsable” ou encore prône “la transparence de [leur] activités”.
Le problème principal de cette structure est sa bipolarité. L’entreprise Biocoop rentre dans les valeurs de l’économie sociale et solidaire. Les franchises, elles, ne sont pas obligées d’être ESS. C’est toute l’ambivalence et le paradoxe de ce genre de structures. L’objectif de Biocoop est clair, que l’ensemble de ses magasins soit estampillé “économie sociale et solidaire” version loi Hamon 2014. Comme l’explique Théo, la coopérative est loin du compte, “le modèle ESS représente 20% de la totalité des magasins, mais Biocoop encourage ses franchisés à se tourner vers ce modèle”.
Le changement d’échelle est un long processus qui implique une notion générationnelle. C’est en 1986 que Biocoop s’est constitué officiellement en association loi 1901. La coopérative a commencé son rassemblement au cours des années 1970. Pour arriver aujourd’hui à une structure gigantesque. Le changement d’échelle a tellement bien réussi que les concurrents directs de Biocoop ne sont pas Bio C Bon ni Naturalia, mais des mastodontes comme Carrefour ou Marché U. La question générationnelle se pose car les fondateurs à l’origine de l’entreprise sont aujourd’hui en train de partir pour des jours plus calmes. Comme le souligne Théo : “Le problème est qu’au niveau de la structure politique, ils partent tous à la retraite. Les vieux militants s’en vont et la politique de recrutement s’oriente vers des personnes qui viennent de la grande distribution, le changement d’échelle se passe aussi à ce niveau-là”.
Il ne faut pas oublier l’impact social que génère un changement d’échelle. Parfois, le cœur a ses raisons que le porte-monnaie ignore. Comme le souligne Hervé Defalvard, responsable de la chaire d’économie sociale et solidaire à l’Université de Marne-la-Vallée : “Le risque pour une entreprise sociale c’est l’isomorphie, c’est-à-dire une coulée vers le modèle capitaliste et, de ce fait, la perte des valeurs qui ont construit cette entreprise.” C’est le principal problème de toutes ces grosses structures, après avoir grandi lentement leur taille devient la Némésis des valeurs qu’ils défendent. “Si on reprend Blablacar, à la base il y avait un impact social. Aujourd’hui ils sont tombés dans l’isomorphie.” rappelle l’économiste.
Il y a quelques années, une chapelle d’insatisfaits et de déçus de Blablacar s’est réunie en une association : “covoiturage libre”. Cette dernière est devenue, courant novembre 2018, Mobicoop, une plate-forme coopérative de covoiturages social et solidaire. Une bonne nouvelle pour l’ESS, toutefois il faudra observer attentivement le développement de cette entreprise, pour ne pas qu’elle tombe dans “l’écueil des grosses coopératives” comme le déplore Prunelle Gorget. “Les grosses coopératives qui vont grossir ont plus de mal à rester dans leurs valeurs. Trouver une grosse coopérative qui est restée dans ses valeurs c’est compliqué.” Mobicoop, comme les nombreuses autres structures sociales et solidaires, se doit éviter les dérives et surtout la perte des valeurs sociales et solidaires pour ne pas reproduire les erreurs de leurs pairs.