Ces dernières années, le milieu Drag s’est popularisé auprès du public français, notamment grâce à l’arrivée fracassante de l’émission américaine de Ru Paul’s Drag Race sur la plateforme Netflix en 2014. Cependant, derrière les strass et paillettes se cachent des inégalités professionnelles que subissent les Drags Queen et Drags King. Ces derniers manquent cruellement d’un cadre législatif et professionnel, posant un problème de reconnaissance et de statut, par rapport aux autres performeurs (danseurs, comédiens…). Pour vivre de leur passion, ils optent pour des solutions de derniers recours. Les conditions de travail et de rémunérations souvent instables témoignent d’une méconnaissance de cette scène de la part des établissements accueillant les Drags.
2020-2021, COVID 19, la situation est critique dans le milieu de la Culture. Ce phénomène se retrouve bien évidemment dans toutes les structures culturelles, allant de la librairie du coin aux festivals musicaux ou cinématographiques. Un impact également visible sur la communauté des Drags Queen, Drags King, Club Kids … Les établissements qui accueillent leur prestation ont baissé le rideau. Ces performeurs(ses) sont donc dépourvus de leur passion ainsi que de la possibilité de s’exprimer sur scène face à un public.
Peu d’informations et d’intérêts sont portés au milieu Drag. Alors que les temps sont durs, l’impatience de remonter sur scène se fait grandement ressentir. La vocation de Drag est une liberté et un plaisir monétisé par plusieurs d’entre elles/eux. Certain(e)s se sont tournés vers des Live sur les réseaux sociaux, notamment sur Instagram. Toutefois, « la prestation en stream ou en live est à demi-teinte car il y a un énorme manque de présence du public », explique la Drag Queen bordelaise, Andrea Liqueer.
Au sein de son association Maison Éclose, elle et ses autres sœurs Drags ont tout de même essayé de se mettre au digital pendant le deuxième confinement pour, avant tout, continuer d’exercer leur passion mais aussi remplacer les événements solidaires. « Pour nous le digital était plus un lot de consolation qu’un outil de diffusion », précise-t-elle, en mentionnant également « le manque de matériel [et] une préférence de faire des prestations avec ces sœurs que toute seule ».
Certain(e)s ont été contraints de mettre en pause leur projet comme par exemple la soirée King « Cuir & Moustache », organisée par le collectif queer féministe CNTRL, au Gambetta Club dans le 20ème arrondissement de Paris. Plusieurs Drags King ont mis en place cet événement en amont du premier confinement. Ils/elles ont eu la chance de pouvoir performer pendant la période estivale et automnale de 2020, recevant au passage un énorme succès.
« Pour cette soirée, on avait toutes et tous fait hyper gaffe au niveau des règles sanitaires sur tous les points : système de prévente sur Internet, demande de mail à l’entrée du club, nombre limité de places, bonnettes en plastique sur les micros … C’est clair qu’on avait peur qu’on ne puisse pas faire nos prestations, mais on l’a fait quand même », explique le Drag King parisien, Shammy Des Vices Junior.
L’attente et l’incertitude de la réouverture des bars et lieux festifs n’empêchent pas le milieu Drag d’avoir toujours de l’ambition et de la créativité. En témoigne la multiplication de projets comme le Queer Calender 2021, disponible sur Ulule. Plusieurs figures emblématiques de la scène Drag française ont participé à ce projet : artistes, photographes, graphistes … Les fonds collectés sont reversés à des associations LGBTQIA+.
L’arrivée de la COVID 19 sur l’ensemble du territoire français suscite des complications qui viennent s’ajouter à celles déjà présentes dans le milieu. Plusieurs difficultés professionnelles les empêchent de vivre de leur passion et d’être considérés comme de vrais artistes : tel que le manque de statut juridique ou l’absence de cadre salariale. Avant de rentrer dans le vif du sujet, petit détour historique sur l’univers et les caractéristiques de cette communauté diverse et variée.
Il était une fois des Drags
Le milieu Drag c’est quoi ? Depuis quand ça existe ? Pourquoi parle-t-on de Queen, de King ou encore de Queer ? C’est quoi une House ? Ce sont généralement les questions qui viennent à l’esprit des personnes ne connaissant pas l’univers des Drags.
Le Drag n’est pourtant pas un phénomène nouveau. Il existe depuis des millénaires sans qu’autrui ne s’attarde dessus et soit conscient que le Drag a grandi avec lui. Pour comprendre l’historique et le background de ces performeurs de la « night' », voici une brève histoire du Drag.
Pour compléter ces éléments historiques cités ci-dessus, il faut détailler certaines périodes cruciales de la scène et du milieu Drag.
En 1972, Crystal LaBeija, Drag Queen afro-américaine, créée le concept de House avec sa House of LaBeija dédié aux Queers de couleur. Elle crée cette mouvance face au racisme de la communauté LGBT blanche, surtout lors des concours de Flawless Sabrina, une Drag Queen militante de la scène New Yorkaise.
Concrètement, le système de House ou de Maison consiste à regrouper une poignée de Drag sous la « tutelle » d’une Mother, une Mère de famille, ou d’un Father, Père de famille. C’est un concept hérité des Ballrooms américains. À l’origine, cela désigne un groupe d’entraide et de soutien. Le leader d’une House recueille des Queers souffrant de persécution : expulsé du logement familial, harcèlement scolaire…
Dans le milieu Drag, cela s’accompagne aussi d’une éducation sur les tenues, le maquillage, mais aussi sur l’histoire LGBTQIA+. À cette époque, ce sont majoritairement des Afro-Américains et latinos qui se regroupent pour créer leur Maison. Les plus connus étaient situés à New York, dont celles de Corey, Pendavis, Labeija, Gravani ou Xtranvangaza. Les membres de chaque maison adoptent généralement le nom de famille de sa House Mother ou Father.
En 1990, l’histoire de ces communautés est racontée dans le documentaire Paris is Burning. Un film considéré comme un chef d’œuvre culturel, par les générations actuelles. « Quand une personne commence le Drag et nous demande des ressources culturelles, on la redirige généralement vers le doc Paris is burning, car il a eu une énorme répercussion culturelle dans le milieu Drag, et ça depuis des années », souligne Andrea Liqueer.
Dans les années 80-90, les Drags Queen américaines deviennent des précurseurs en termes d’esthétisme, d’art, de danse, de valeur et de revendication politique. Une Drag Queen en particulier va sortir du lot et devenir la face publique du milieu : Ru Paul Charles. Originaire de la scène new-yorkaise, elle va se faire rapidement connaître grâce aux concours de beauté, ainsi qu’à la scène Ballroom. Forte de cette reconnaissance, Ru Paul multiplie les casquettes : chanteuse, présentatrice d’émission, mais aussi actrice de cinéma. Notamment aux côtés de Patrick Swayze et Wesley Snipes, dans To Wong Foo Thanks for Everything, Julie Newmar.
À la fin des années 2000, Ru Paul crée l’événement avec un nouveau concept : une compétition télévisée de Drag Queens. « Il y a eu un boom de Baby Drag après la diffusion de l’émission, Ru Paul’s Drag Race. Ça a encouragé pas mal de personnes à essayer » raconte la Drag Queen Fleur Von Lear. Depuis ses débuts, la Queen lyonnaise a remarqué l’arrivée de plusieurs phénomènes, comme les « Drag des réseaux sociaux qui restent dans la sphère privée, en restant chez elle sans monter sur scène ».
Elle nuance l’impact qu’il y a eu en France avec la diffusion de l’émission américaine sur la plateforme de streaming Netflix, depuis 2014. « Il y a eu du positif en France, comme la reconnaissance et la curiosité du public français sur notre milieu, mais il y a eu du négatif, car les Drag françaises sont devenues invisibles, car on attend de nous de faire des représentations comme Ru Paul’s Drag Race mais on n’a pas le même budget », précise Fleur Von Lear.
En interne, ces performeurs se sont aperçus que la culture du Drag et de la Pop devenait de plus en plus mainstream au fil des années, notamment grâce à cette compétition. « Le problème de cette émission est qu’elle est très codifiée, on s’aperçoit que d’une saison à une autre, ce sont les mêmes shows et le public prend ce modèle-ci comme un standard du Drag alors que c’est très large », rebondit la Drag Queen parisienne Déhlia DeNoir.
Depuis toujours les Drag sont présentes dans le milieu culturel en reprenant les codes des transformistes des cabarets mais également d’autres mouvances de performeurs de la nuit. Ru Paul’s Drag Race a permis de mettre un peu plus en lumière ce milieu, le revers de la médaille est que cela a rendu invisible toute une partie de la communauté française et internationale.
La face cachée de l’iceberg juridique
Aucun statut juridique n’est établi pour les Drags. Il existe cependant des moyens statutaires pour être « reconnu » en tant que performeur. Actuellement en France, il en existe quatre : avoir le statut d’artiste de la Maison des artistes, être auto-entrepreneur, passé par le GUSO (le Guichet Unique du Spectacle Occasionnel) ou être intermittent du spectacle
L’annexe 10 précise toutes les catégories des prestations que l’on peut proposer en tant qu’intermittent, « sauf que le Drag ne rentre dans aucune d’entre elles, car les prestations que nous proposons sont multiples », explique Fleur Von Lear. L’intermittence est très peu répandue dans le milieu car cela est « pratiquement impossible d’avoir ce statut quand on ne veut faire que du Drag à cause des complications au niveau administratif », détaille Fleur Von Lear. Avec ses sœurs, elles ont décidé de créer une association, Le Consoeurtium, pour une question de contrat et de praticités administratives.
La même logique a été utilisée par Maison Éclose. « Nous avons le statut d’association, de ce fait nous pouvons défrayer nos costumes où nos frais supplémentaires, mais le problème c’est que l’on ne se rémunère pas. Nous pouvons quand même profiter des financements des collectivités pour nos projets solidaires, comme la Quinzaine de l’Égalité », expose Andrea Liqueer.
Ces solutions de derniers recours ne sont pas les plus à même pour correspondre aux attentes des Drags. « De ce que je sais de mon entourage et de mes amis, certains ont décidé de prendre un statut d’auto-entrepreneur ou d’être intermittent du spectacle, mais je ne sais pas comment ils déclarent leurs heures », raconte le Drag King parisien Thomas Occhio.
Le milieu Drag est contraint de se débrouiller seul, afin de déclarer ses heures ou pour juste être reconnu juridiquement. C’est très compliqué pour ces dernières de vivre de leur passion, qui est leur métier pour certaines, comme c’est le cas pour Déhlia DeNoir. Étant intermittente du spectacle, cette Drag Queen est à « l’arrêt depuis le premier confinement et touche le chômage pour le moment ».
Certain(e)s soulignent le peu de marche d’ouverture administrative pour leur milieu. « Pour l’instant nous avons un gouvernement qui fait en sorte d’avoir l’air tolérant avec nous et de faire le minimum syndical pour montrer leurs intérêts pour les Solidarités. C’est déjà bien de ne pas avoir d’empêchement », avoue Andrea Liqueer.
Elle expose le problème, « de la lenteur de l’administration française où il réside une part de résistance et un désintérêt ». La Drag Queen bordelaise propose même l’instauration d’un Code ROME (Répertoire Opérationnel des Métiers et des Emplois), qui consiste à identifier précisément chaque métier sur Pôle Emploi, afin que tout(e)s les Drags soient reconnus en tant que vrais salariés.
Pour Shammy Des Vices Junior, le problème concerne « la revalorisation du métier d’artistes, ceux du jour, de la nuit, du théâtre, avec un instrument ou pas, du Drag ou du burlesque ». Pour lui, la COVID 19 a été « un révélateur d’inégalité et de raté », beaucoup d’artistes se sont retrouvés en difficultés financières et invisibles auprès de l’État. « Toute cette nébuleuse n’est pas valorisée, il faut qu’il y ait une vraie prise de conscience », ajoute-t-il.
I want my money (je veux mon argent) !
Il faut mettre en lumière toutes les injustices et incompréhensions qui englobent les prestations du milieu Drag, dont celles des conditions de travail. Comme cité dans la vidéo témoignages ci-dessus, la rémunération des performeurs est revu à la baisse, comparé aux temps de préparations des Drags. Parfois, ils/elles ne reçoivent même pas de cachet. Ces difficultés mettent en lumière la méconnaissance des organisateurs vis-à-vis de tout le travail fait en amont d’une performance.
En décembre 2018, une tribune de Têtu signée par 123 Drags Queen, King, Club Kids et perfomeur(se)s de la nuit dénoncent « les salaires misérables, voire nuls » que ces derniers perçoivent lors de leur show. Pour faire entendre leur voix, les signataires lancent le hashtag #payetonshow et mettent en avant les préparatifs entrepris par ces derniers. « Une performance de cinq minutes demande des heures de travail, car il faut rechercher des sons, faire le montage, apprendre les paroles, préparer le look … », précise la tribune.
Le salaire proposé par les gérants d’établissements ne reflète pas la réalité du travail où « chacun doit placer son prix en fonction de son expérience, de ses talents, du lieu de performance, de l’occasion … », détaille également la tribune. Ce ressenti est présent au sein de toute la communauté Drag. « Généralement, les gens pensent que dix minutes de show représente que peu de temps de préparation, sauf que c’est à peu près deux heures de préparation avant le show », insiste Déhlia DeNoir.
Thomas Occhio a connu plusieurs fois ces inégalités, mais a décidé d’y remédier en fixant lui-même ses tarifs. « Tu luttes pour te faire comprendre dans les soirées, car c’est compliqué que les gens comprennent que, oui, potentiellement tu me vois dix minutes dans la soirée, mais j’investie de l’argent avant de faire mes shows », explique-t-il en ajoutant qu’il n’arrivera « certainement pas en vivre, car ce n’est pas du tout rentable à la longue ».
Le milieu Drag souffre de multiples incohérences administratives et financières qui ne sont pas résolues pour la plupart, même si des voix commencent à s’élèver. L’arrivée de l’émission, Ru Paul’s Drag Race, a donné un second souffle au milieu en donnant l’envie à certains et certaines de commencer le Drag et de débuter sur scène. Mais cela a également favorisé l’invisibilisation d’une partie de la communauté Drag, mettant d’autant plus le voile sur les inégalités du milieu.
