La Pagaille est une recyclerie et aussi le deuxième plus gros bassin de réinsertion d’Ivry-sur-Seine. L’association, primée par le Conseil départemental du Val-de-Marne, risque pourtant de voir ses locaux démolis par un promoteur immobilier, qui appartient au département et à 14 villes du Val-de-Marne.
« On nous a jeté un os à ronger, et nous cet os on l’a transformé en gigot », lance Romain, l’un des fondateurs de la recyclerie d’Ivry-sur-Seine. Ouverte en mars 2017, l’association génère maintenant suffisamment de bénéfices pour verser des salaires et s’est agrandi avec mars 2019 l’ouverture de La P’tite Pagaille, plus proche du centre-ville.
De tout cela, Romain en est fier. Auparavant charpentier, il était surtout militant quand il a décidé de porter le projet de La Pagaille avec cinq autres de ses amis. Ils luttaient alors contre le vote de la ZAC d’Ivry Confluence, un chantier appartenant à Sadev94, un promoteur immobilier créé par le département et 14 villes du Val-de-Marne en 1986. Aujourd’hui, Romain est l’encadrant technique de La Pagaille, il récupère les matériaux pour les trier, puis les réhabiliter ou les recycler. Pour l’aider, il y a Gaëtan, le responsable et l’un des trois salariés à travailler à plein temps pour l’association.
La seconde vie des objets
Refuser l’accumulation, le consumérisme à outrance, préférer le vieux pour en faire du neuf. La philosophie derrière est altermondialiste. Le recyclage c’est partir du déchet pour le réhabiliter en objet. Pour cela, la recyclerie d’Ivry dispose même de son propre atelier, une menuiserie où des meubles uniques sont fabriqués dans une ambiance artisanale.
Le recyclage est aussi une activité d’utilité publique aujourd’hui gérée presque exclusivement par les grandes corporations. C’est un métier qui en outre est mal perçu par le grand-public, même après le regain d’intérêt pour l’écologie ces dernières années selon Romain. Les associations qui aident au recyclage et à la réhabilitation des déchets ont ainsi besoin du soutien des pouvoirs publics. Dans cette optique, les États généraux de l’économie circulaire du Grand Paris se sont déroulés en 2015 et le 6 juillet 2017 le Conseil de Paris adopte à l’unanimité le Plan économie circulaire. L’objectif affiché par la mairie de Paris est la création de 20 recycleries pour 2020. Cela permettrait d’atteindre un autre but : réduire les déchets ménagers de 10% dans l’année et à long terme atteindre le 0 déchet.
Afin de remplir cette mission, en 2019, La Pagaille a traité 110 tonnes d’objets : livres, textiles, électroniques, mobiliers etc… La Pagaille c’est aussi 200 kg de textiles recyclés par semaine. Entre 55% et 60% des objets sont réhabilités et revendus et il y a 10% de déchets utiles, le reste part au recyclage. Deux tiers de ce qu’elle récupère est basé sur le don, le tiers restant provient de la collecte.
La seconde chance des êtres humains
La seconde vie, la seconde chance : c’est le crédo de La Pagaille pour les déchets mais aussi pour les êtres humains qui accordent leur temps pour changer les mentalités. L’association compte 14 salariés et presque autant de bénévoles. Sur la trentaine de personnes qui gravitent autour de la recyclerie, plus d’une vingtaine sont dans des problématiques lourdes de logements : squats, foyers d’hébergements ou encore conventions d’habitations précaires. « Quand on a des difficultés pour lire, écrire et même parler français, on se retrouve souvent à la rue avec personne vers qui se tourner », affirme Mona, l’une des porteuses du projet. C’est pourquoi La Pagaille s’est construite comme un véritable bassin de réinsertion.
Pour aider les personnes les plus éloignés du marché du travail, la recyclerie dispose de multiples ramifications. Par exemple, des cours de français sont dispensés tous les mercredis par une formatrice du RAIE (réseau pour l’insertion par l’activité économique). Les apprenants proviennent de différents chantiers d’insertions et la formatrice est rémunérée par le RAIE.
Mais La Pagaille c’est aussi une cantine populaire à prix libre qui jusqu’ici était ouverte deux jours par semaine. La cantine est aujourd’hui en travaux mais elle va rouvrir le 10 mars pour offrir ses repas 5 jours par semaine. Ces travaux ont été financé par le vote des ivryens au budget participatif de la mairie. Ainsi, après le succès des élections, La Pagaille a reçu un chèque de 8000 euros pour financer ses travaux. Ce restaurant populaire privilégie les circuits courts et le bio, il organise aussi des repas de soutiens : aux manifestants d’Ivry contre la réforme des retraites ou aux hospitaliers en grève par exemple. Une dizaine de bénévoles font fonctionner cette cantine, c’est pour eux un devoir populaire.

La Pagaille en 2021
« On a poussé les murs autant qu’on a pu. Mais on nous a laissé jouer un temps limité », explique Romain. À défaut de réhabilitation, le bâtiment sera détruit. En fait, la mairie d’Ivry a rendu ce projet possible aussi parce qu’elle savait qu’il était voué à être démoli en même temps que son bâtiment.
Les pouvoirs publics reconnaissent pourtant l’utilité de ces associations : le conseil départemental du Val-de-Marne a décerné un prix ESS à La Pagaille. Ainsi, pour ses actions, la Mairie d’Ivry lui verse 150€ de subventions par an. Malgré cette somme dérisoire, les militants ne sont pas rancuniers envers la ville. Ils sont déjà reconnaissants pour les locaux, car La Pagaille repose sur un bail associatif. Elle ne paye pas de loyer parce qu’elle a financé elle-même les travaux, du donnant-donnant.
Mona vivait aussi dans un bâtiment délabré, un squat qui a été démoli début janvier 2020. Elle attend toujours d’être relogée. Elle continue depuis des années à militer pour les droits au logement et à la réinsertion professionnelle des personnes en difficulté. L’immeuble qu’elle occupait a été détruit par Sadev94, le promoteur immobilier qui « réalise des quartiers réunissant toutes les fonctions urbaines dont rêvent les villes, dans le cadre d’opérations économiquement pertinentes », selon son site. Or, les recycleries et les laissés-pour-compte ne sont pas économiquement pertinents. Romain, lui, grâce à ses actions, ne vit plus dans un squat depuis septembre 2019, il s’en réjouit, et continue le travail.
En attendant, La Pagaille risque de fermer ses portes dans moins de deux ans : les locaux vont être démoli par Sadev94, le promoteur immobilier qui détient une grande partie d’Ivry-Port, soit un tiers d’Ivry-sur-Seine. À l’image des biffins aux portes de Paris, les chiffonniers de l’ESS sont chassés et conspués. Ils s’étaient approprié l’endroit, lui insufflant une âme, à l’image de la façade, pleine de folie.