Bure, laboratoire d’un conflit social

Crédit : Marie B.

« Avant Bure, je n’avais jamais manifesté, maintenant, je suis anti-Bure depuis 26 ans », affirme Joël. Comme beaucoup d’habitants de la région meusienne, il s’est opposé au projet d’enfouissement de déchets nucléaires programmé par l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs. Perçut comme une future «poubelle nucléaire», ce projet cristallise les tensions entre une agence gouvernementale et des citoyens inquiets et a déclenché une lutte de longue haleine rejointe par de nombreux militants dont la détermination ne faiblit pas. Depuis plus de vingt ans, ils s’opposent ensemble à ce qui doit devenir le plus grand centre de stockage de déchets nucléaires d’Europe.

« On nous a rabâché les oreilles que ça ne serait qu’un laboratoire, rien qu’un laboratoire, uniquement un laboratoire … mais pour quoi faire ? », répète Francis Legrand, ancien maire de Couvertpuis, une des communes concernées par le projet. C’est à cheval entre la Meuse et la Haute Marne, que l’Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs (Andra) programme le stockage, à 500 mètres de profondeur, des déchets radioactifs produits par les centrales nucléaires françaises.

Des recherches géologiques au tombeau nucléaire

Après la loi « Bataille » de 1991 définissant les grands axes de recherches pour les déchets les plus radioactifs, l’Andra est chargée de mener des études sur le stockage profond. Dans ce but, elle étudie entre 1994 et 1996 la géologie de plusieurs départements français, candidats à l’implantation d’un prochain laboratoire. C’est finalement la commune de Bure, dans le sud meusien, qui est retenu pour y implanter un laboratoire de recherches souterrain.

Ce dernier ressemble à un grand complexe, regroupant entre autre, un hôtel, un restaurant, une supérette. Il dispose également d’un lieu d’accueil, espace dans lequel des expositions sur l’Andra et ses avancées sont présentées au public. Un puits d’accès permet aussi d’accéder aux installations souterraines du laboratoire. Ce dernier se situe au cœur de la roche. Depuis plus de 10 ans, 200 techniciens et scientifiques creusent pour analyser les sols et tester la faisabilité d’un éventuel enfouissement. Un chantier titanesque pour comprendre et anticiper les réactions des déchets radioactifs au contact de la roche. Le but : préparer la conception de Cigéo, le futur centre de stockage.

Ce projet, nommé Cigéo pour centre de stockage géologique, vise à enfouir à plus de 500 mètres de profondeur 85 000 m3 de déchets nucléaires produits par les centrales françaises. Cinq villages sont directement concernés. « On parle de la commune de Bonnet, Ribeaucourt, Saudron, Mandres-en-barrois et Bure », liste Johan, jeune militant opposé au projet. En effet, les cargaisons nucléaires arriveront par train à Saudron, où ils seront conditionnés puis transférés jusqu’au lieu de stockage, sous les pieds des habitants de Ribeaucourt, Bonnet, Bure et Mandres-en-barrois. 

Si ce secteur a été choisi par l’Andra, c’est pour les propriétés particulières de son sol : après un siècle de remplissage, le site doit être scellé pour devenir un gigantesque tombeau devant résister au moins 100 000 ans. Une épaisse couche d’argile, vieille de 160 millions d’années, servira normalement de barrière naturelle pour les radiations. « C’est vrai qu’il faut prendre en compte notre contexte géographique », confirme Francis Legrand, ancien maire de Couvertpuis, « 7 habitants au km2 sur notre canton, une population vieillissante, pas d’argent, aucune habitude ou antériorité de revendications ou de manifestation, l’endroit était idéal (…) ce n’est pas un sol dur qui a été choisi, mais des cerveaux mous ! »

Crédit : Estelle Hersaint

Deux types de déchets sont concernés : les plus radioactifs (Haute-Activité) et ceux dont la nocivité dure longtemps (Moyenne Activité-Vie Longue), des déchets, que la filière nucléaire ne sait pas encore traiter. Avant de parler d’enfouissement, une solution plus simple avait été trouvée : la France jetait ses déchets radioactifs au fond de l’océan. Mais face aux critiques grandissantes, la pratique est interdite en 1993. Depuis, ces déchets attendent et s’accumulent en surface.

L’enfouissement est pour l’instant la seule option envisagée par les autorités. En 2006, le gouvernement français approuve le stockage profond. A Bure, les travaux avancent : un chantier pharaonique qui devrait coûter 25 milliards de d’euros.

Pour les militants et les habitants du territoire, Cigéo est une chimère. Dès le début, tous n’ont pas été d’accord avec le projet et rapidement la lutte s’organise pour dire non à l’emménagement de l’Andra dans la région. Inquiets que les recherches menées au laboratoire ne cachent autre chose, ils dénoncent le manque d’information et de transparence de la part de l’Andra et du gouvernement.

Une des solutions est de manifester contre un projet qu’on leur impose. « On avait fait une manifestation où symboliquement on avait labouré et semé du blé autour du laboratoire, sur une parcelle qui appartenait à l’Andra », se souvient Francis.

Pour d’autres, il est aussi question d’informer pour contrer la communication de l’Andra car « tout est un leurre », selon Francis. Dans le but de convaincre, l’Agence est effectivement très impliquée dans l’économie du territoire. Chaque année, les communes des deux départements concernés touchent ainsi jusqu’à 60 millions d’euros. Des dotations qui comblent une grande partie du budget municipal et financent la plupart des travaux communaux.

Inutile à terme selon Francis puisque « de toute façon on perd de la population, personne ne veut vivre autour d’une poubelle nucléaire ». Malgré la lassitude et la fatigue ressentie par les plus anciens militants, une nouvelle génération prend le relai. « Ils ont acheté une maison à Bure, en 2004, où ils vivent tous plusieurs mois pour alerter et lutter », explique Joël.

Une maison pour résister

Depuis le début de la lutte, le mouvement s’est rajeuni et politisé ; des activistes aguerris viennent de toute la France, voir d’Europe, pour lutter contre un système qui ne les convainc pas. Nombre d’entre eux se retrouvent désormais dans une grande bâtisse achetée par les associations Bure Zone Libre (BZL) et le réseau Sortir du nucléaire. Ce vieux corps de ferme situé au cœur du petit village de Bure, devient alors la « Maison de résistance à la poubelle nucléaire ». Grâce à elle, les militants ont désormais un point d’ancrage physique, une base logistique dans la région.

Marie a 25 ans quand elle vient à Maison pour la première fois, elle ne devait y rester que quelques mois, finalement, elle y est restée 2 ans.

Aujourd’hui, la Maison est habitée toute l’année, ouverte à toutes et tous. Elle offre un toit, une table, un lit aux militants désireux de rejoindre la lutte, pour une nuit ou plus.

Ce lieu de vie et d’accueil témoigne d’un mode de vie alternatif, au sein d’un espace atypique. La bâtisse biscornue s’ouvre sur un hall d’accueil et d’information. Au rez-de-chaussée, il faut d’abord emprunter une rampe avant d’entrer dans la cuisine.  

« On avait un copain militant qui était handicapé, il est resté un moment dans la Maison, alors, on lui a construit une rampe pour que ce soit plus facile pour lui » explique Marie. Une grande table en bois trône au milieu d’une spacieuse pièce où flotte encore des odeurs de cuisson. Deux pianos, des piles d’assiettes et de casseroles, des affichettes sur tous les murs donnent l’impression d’être dans une auberge de jeunesse. Moins accessible, l’immense grange donne accès à plusieurs dortoirs, certains nichés sous les combles où s’entassent matelas et couvertures. Il faut baisser la tête avant de pénétrer certaines chambres, regarder où poser les pieds avant de grimper les escaliers. Une joyeuse colocation où chaque pièce à sa fonction, où tout est mutualisé. Difficile d’avoir un peu d’intimité dans un lieu qui peut accueillir une centaine de militants.

La Maison essaye aussi d’être un exemple en matière d’énergie renouvelable et d’écologie : panneau solaire, toilette sèche, jardin, compost, cuisine vegan etc. Tout est fait pour respecter un idéal de vie, sans nucléaire, en privilégiant autonomie énergétique et alimentaire.

Jardin de la Maison de la résistance – Crédit : Marie Béduneau

Unique maison antinucléaire de France, la bâtisse a été au fil du temps, entièrement rénovée. L’une des fiertés de Marie : la création d’une salle d’activités. Celle-ci est devenue un espace central dans la maison puisqu’elle permet d’accueillir des expositions permanentes et temporaires, de recevoir et d’informer le public. 

Dans ce but, de nombreux évènements gravitent et naissent autour de la Maison :  quand Marie est arrivée, elle a participé à l’organisation du « Petit festival contre la grosse poubelle, un festival qui se veut familial, festif et informatif ». En cela, elle explique avoir « vraiment l’impression de lutter contre le nucléaire grâce l’information parce que la connaissance peut enrailler les machines ». C’est une des missions premières de la Maison, car selon Marie, l’Andra n’est pas complètement objective : « elle pourrait faire des exposés sur les dangers de la radioactivité, sur les conséquences de Fukushima, Tchernobyl, Nagasaki… pourquoi ne pas assumer complètement ce qu’est le nucléaire ? ». Son rêve : que la Maison devienne un lieu d’accueil pour les scolaires. Elle estime que « l’Andra ne fait pas son travail d’expliquer réellement ce qu’est le nucléaire (…) quand les classes viennent visiter le laboratoire, elles ne voient rien d’autre que des expositions sur les fossiles ou la fôret ». Elle pense ainsi que la Maison devrait remplir ce rôle d’informer et d’apprendre aux enfants les potentiels dangers du nucléaire.

Affichage d’activités au sein de la Maison de la Résistance – Crédit : Shoona Woolley

L’un des autres objectifs de la Maison est d’offrir un soutien logistique à des actions anti-nucléaires. Quand le bois Lejuc a été occupé entre 2016 et 2018, « la Maison de la résistance a changé de place, on faisait davantage un travail d’accueil non plus du public, mais des gens qui occupaient le bois (…) elle est devenue un peu une base arrière pour ceux qui étaient dans le bois » explique Marie. Parce que le bois a été occupé pendant deux rudes hivers, la Maison est devenue un refuge, « un endroit où il y avait de l’eau, où c’était chauffé, où il y avait des machines à laver, où on pouvait dormir un peu (…) l’occupation aurait été plus compliquée sans ce lieu là » ajoute t-elle.

Le bois Lejuc : théâtre d’une guérilla judiciaire

À partir de l’été 2016, le bois Lejuc devient la ligne de front de la bataille contre le projet Cigéo. La raison ? Pour réaliser son projet de « poubelle nucléaire », l’Andra prévoit de nombreuses installations, dont certaines seront visibles en surface. Parmi lesquelles la descenderie de Saudron (Haute-Marne), chargée d’acheminer les déchets et la zone puits au bois Lejuc, pour les hommes et les matériels à 500 mètres de profondeur. Situé en hauteur et à proximité du laboratoire, la forêt est l’endroit idéal.

Crédit : Estelle Hersaint

L’Agence a déjà acquis plus de 3000 hectares autour de Bure pour accroître ses chances de faire aboutir son projet. Elle tente d’ailleurs depuis 2013 d’acheter le bois à la commune de Mandres-en-Barrois, mais est ralentie par les actions des militants opposés au projet. Les manifestations s’enchaînent ainsi chaque mois, comme les recours en justice. 

Crédit : Estelle Hersaint

Dans la région, la tension monte et l’Andra poste des vigiles pour protéger ce qu’elle estime d’ors et déjà acquis. Certaine d’obtenir la forêt, l’Agence engage quelques travaux. Début mai 2016, des militants tombent sur  « une plateforme d’environ 1 000 m² », entourée de barbelés, sur laquelle étaient entreposés engins et matériels de chantier. Plus tard, ils ont remarqué qu’une partie du bois était déboisée. Des travaux préparatoires qui provoquent la colère des opposants qui décident d’investir le bois et d’engager des poursuites judiciaires pour bloquer l’avancée du chantier. Une guerre d’usure dans laquelle s’engage plusieurs dizaines d’opposants qui se relaient 24 heures sur 24 sur place, avec un objectif : gagner du temps.

Dès 6h15 du matin, le jeudi 22 février 2018, 500 militaires sont mobilisés pour « mettre fin à l’occupation illégale du bois Lejuc », selon le communiqué du ministre de l’Intérieur de l’époque, Gérard Collomb. À la lueur des lampes torches, les gendarmes pénètrent dans le bois où sont retranchés les militants. 

Lors de son point presse, la préfète de la Meuse, Muriel Nguyen affirmait que l’évacuation du bois n’est que « l’application d’une décision de justice ». Le premier ministre, Edouard Philippe avait auparavant affirmé sa volonté à ne pas laisser la situation perdurer, l’exécutif s’étant déjà engagé à évacuer l’emblématique Zone à Défendre (ZAD) de Notre-Dame-des-Landes. Ce qui a été déterminant d’après Frédéric de Lanouvelle, porte-parole du ministère de l’Intérieur, c’est que les opposants à Cigéo « devaient venir installer un bâtiment en dur début mars et il n’était pas question que ce bois devienne une zone de non-droit ».

À la mi-journée, des bulldozers commençaient déjà à détruire les cabanes, certaines, déjà calcinées par les militants eux-mêmes. D’autres, perchés dans des abris à plus de 20 mètres de hauteur, refusent encore de descendre, criant qu’ils n’abandonneront pas.

En marge de l’évacuation du bois Lejuc, une perquisition a lieu à la Maison de Résistance où près d’une trentaine de militants sont retranchés, certains mêmes, juchés sur le toit. Une vingtaine de gendarmes mobiles, casqués, se sont stationnés ainsi devant la Maison de résistance, tentant d’entrer à coup de bélier, tandis qu’un hélicoptère survolait les lieux. « La perquisition a été commandée par les événements de la matinée, des violences sur les gendarmes et la mise en place d’obstacles sur la voie publique à Bure », a déclaré à l’AFP le procureur de la République de Bar-le-Duc, Olivier Glady. À la suite de l’intervention au bois Lejuc, des opposants s’étaient regroupés dans la matinée à Bure, où la mairie a notamment été la cible de jets de pierres.

Au final, plusieurs militants sont sortis de la Maison menottés, six ont été placés en garde à vue pour « violences contre personnes dépositaires de l’autorité publique », dont une  pour tentative de jet d’engin incendiaire sur les forces de l’ordre au bois Lejuc.

Les pressions policières s’intensifient aussi,  « après l’évacuation du bois, une véritable répression s’est mise en place, un gros procès pour association de malfaiteurs, beaucoup de perquisition sur le territoire (…) des moyens incroyables ont été mis en place pour nous surveiller, nous contrôler, nous écouter », raconte Johan.

Malgré tout, la motivation des militants n’est en rien entachée. Plusieurs centaines d’entre eux se sont déjà rassemblés à Bure la semaine suivant l’évacuation du bois, défilant à nouveau pour protester, malgré l’interdiction de manifester.

Retrouver son souffle 

Après l’expulsion du bois Lejuc, difficile pour la Maison de retrouver son rôle premier.  « La Maison a mis du temps à retrouver son rôle de lieu d’accueil, d’autant qu’il y avait une présence policière très dense à ce moment-là ». Des tensions naissent, une méfiance mutuelle s’instaure, une peur de l’autre car  « quand on passe tout son temps à parler de flics, de perquisition, de problèmes internes et qu’en plus on a nos idéaux dans la tête, ça crée un lieu un peu malsain à un certain moment (…) en fait, le problème, c’est qu’à Bure, il n’y a pas la possibilité de s’extraire, pas d’espace nécessaire pour prendre du recul face à une situation », explique Marie. 

Malgré tout, depuis février 2018, la Maison a retrouvé son rôle initial : celui d’informer et de rassembler.  « Après l’évacuation du bois Lejuc, on a du mettre nos énergies ailleurs (…) chacun a dû retrouver une nouvelle place sur le terrain, continuer ce qui a déjà été fait, continuer à informer » affirme Johan.

Les manifestations en tout genre continuent ainsi de rassembler les foules. Comme celle du 16 juin 2018 qui a réuni plus d’un millier de personnes à Bar-le-Duc, toujours pour protester contre l’enfouissement des déchets nucléaires dans la région.

Rassemblements et festivités rythment la vie de la lutte (Crédit : Johann H.)

Depuis plus de 20 ans, la lutte mêle ainsi habitants, élus locaux, acteurs historiques de l’anti-nucléaire, militants plus radicaux et nouveaux-venus qui se sont installés sur place. Car au-delà de l’opposition physique, les militants ont aussi choisi de lutter en s’installant définitivement dans la région. C’est le cas de Johan, qui, en Meuse, a trouvé un cadre de vie qui lui convenait parfaitement.

Festivals et conférences s’enchaînent tous les ans, mais chacun explorent aussi d’autres modes d’expressions. C’est l’exemple de l’Atomik Tour, un voyage en camionnette aux quatre coins de la France. Chaque année, une petite équipe militante issue de la lutte à Bure part pendant plusieurs mois à la rencontre des groupes locaux, des comités de soutien et de la population. Cinquante étapes au cours desquelles chacun peut échanger sur le nucléaire. Car le militantisme ne prend pas racine qu’en Meuse,  « il y a pleins de groupes ailleurs en France qui agissent, qui mènent des actions sur le territoire, organisent des débats, des conférences etc. », raconte Johan. Plusieurs projets littéraires sont aussi en cours. Irène par exemple, militante de la première heure, imagine une bande dessinée expliquant le nucléaire aux enfants.

Mais aujourd’hui encore, Francis est inquiet, « qui sait si on n’accueillera pas les déchets d’autres pays si le projet abouti ; je me pose la question ». Aucun déchet nucléaire n’est encore stocké. Entre les actions militantes et les contretemps pratiques, le projet prend du retard. « Pour le moment, Cigéo n’existe pas vraiment, il n’y a zéro déchet à Bure car l’Andra attend encore l’autorisation de création du site », explique Johan. Si l’ensemble des démarches judiciaires entreprises par les opposants échouent et si le Parlement et l’Etat donnent leur accord, le laboratoire laisserait sa place au centre de stockage qui devrait accueillir les déchets à partir de 2030 selon le calendrier actuel.

Quoi qu’il en soit, le militantisme à Bure ne meurt pas, et Johan l’affirme : « on est toujours présents, on a toujours besoin de monde et de soutien ». 

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